Textes En Paroles Retour sur 40 ans de théâtre en Guadeloupe avec Michèle Montantin

Pour pouvoir répondre sur les origines de Textes En Paroles, j’ai dû revenir sur près de quatre décennies de l’histoire culturelle de la Guadeloupe car ce
projet est né d’une pratique de terrain en tant que professionnelle, mais aussi en tant qu’artiste et bénévole de la culture.

Lorsque je suis nommée à la direction du Centre d’Action Culturelle de la Guadeloupe en 1983, je trouve des obstacles majeurs dont un des plus importants fut de ne pas disposer d’un lieu permanent pour y exercer la mission de diffusion pluridisciplinaire et de création artistique qui m’était confiée, mission qui s’incarnait dans un projet dont le théâtre était le « poto mitan ».

Ce choix m’était dicté par une passion éprouvée dès l’enfance pour le théâtre classique et le théâtre contemporain, français et mondial, dont les textes se trouvaient à portée de main dans la bibliothèque de mon père, par diverses expériences théâtrales, mais surtout par ma formation de comédienne et de metteur en scène au C.U.I.F.E.R.D (1), créé et dirigé par Jack Lang dans les années 1970 à Nancy.

A mon retour en Guadeloupe en 1973, professeur de Lettres en collèges, je suis confrontée à un pays déchiré par des certitudes antagonistes : d’un côté un monde dit « assimilé » accusé de rejeter son histoire, ses racines, et de se complaire dans l’imitation du « colon blanc ». De l’autre un monde qui préconise la rupture, le refus de tout ce qui fut enseigné, affiche ses mots d’ordre sur les murs : « un seul chemin : l’indépendance, un seul langage : le créole ».
Le discours révolutionnaire s’investit dans les actes terroristes, des bombes éclatent et tuent des personnes innocentes et les poseurs de bombes.

Dans ce contexte le théâtre me semblait être alors le meilleur outil de la réconciliation. Je l’entends presque comme un artisanat rédempteur permettant l’expression intellectuelle grâce au texte, nourrissant l’interprétation scénique grâce au sous-texte (dont le texte est obligatoirement porteur, s’il n’est pas de pure propagande). Et aussi parce que le théâtre est un atelier du « faire ensemble », où une solidarité à toute épreuve doit prévaloir sur les rivalités. Enfin parce que l’œuvre qui en résulte dans sa fragilité, ramène à la fragilité de la vie même, y compris à celle de la vie sociale et politique, quand le discours doit s’incarner et que les actes compromettent ou interrogent la parole et son sens.

Malgré toutes les difficultés je réussissais, avec mon équipe, pendant 5 ans, à organiser les Rencontres Caribéennes de Théâtre sur la Grande Terre et la Basse Terre, en collaboration avec le CMAC en Martinique. Ce festival aura permis au public et aux artistes des rencontres de très grande qualité avec le Théâtre de la Caraïbe et du Monde, des collaborations particulièrement fécondes avec les artistes haïtiens. Il aura, dès le début comme préoccupation, de faire une place la plus importante possible à la création dramatique contemporaine guadeloupéenne, ainsi qu’à celle des artistes caribéens, en programmant ou en soutenant l’écriture d’auteurs comme Simone Schwarz Bart, Maryse Condé, Gerty Dambury, Jean-Michel Palin et Harry Kancel, Patricia Kancel, Moov’Art, Syto Cavé, Lyonnel Trouillot, Frankétienne, Alwin Bully, Sylviane Telchid, Paula Clermont Péan􀀁, mais aussi la formation de techniciens de la lumière et du son et la formation de comédiens en Guadeloupe et en France.

Sans aucun doute la qualité de ces rencontres entre public et artistes, et entre artistes eux-mêmes participe de la création de Textes En Paroles.
En 1988, juste avant mon départ du CACG, je siégeais enfin au comité de sélection réuni pour choisir le projet d’architecte de « La Maison » du CACG. Cinq années de communication et d’effort de persuasion avaient été nécessaires pour que ce projet voie un début de réalisation. Il avait fallu d’abord promouvoir auprès des politiques locaux l’importance d’un lieu pour le théâtre répondant aux normes du spectacle vivant et qui ne pouvait en aucun cas être une « salle polyvalente ». Il avait fallu convaincre le Ministère de la Culture et le Directeur du Théâtre de l’époque, Dominique Wallon, que l’Etat porte une part à l’investissement beaucoup plus importante que ne le prévoyait la parité entre l’Etat et les collectivités. Il avait fallu faire comprendre aux services administratifs qui conseillaient alors la collectivité départementale, les multiples raisons pour lesquelles, une fois le lieu construit, la subvention versée pour son fonctionnement et son « animation » ne pourrait en aucun cas être inférieure à celle dévolue à l’Etablissement sans lieu.

Il existait à l’époque, un fort a priori de la classe politique en général, qui jugeait du théâtre uniquement comme un divertissement ou une farce. Les autres formes du théâtre étaient stigmatisées comme trop intellectuelles, ou trop politisées. Or faire du théâtre populaire où le rire et le créole triomphaient était jugé comme non approprié au statut du Centre d’Action Culturelle de la Guadeloupe. Quant au théâtre d’auteur, on le considérait comme élitiste et somme toute une perte d’argent, le public guadeloupéen dans sa grande majorité n’ayant pas le niveau de culture qui lui aurait permis d’apprécier et de constituer la base d’un public « populaire ». Face à ce discours qui me fut maintes fois répété, je ne pouvais que faire état de ma profonde conviction que mon travail était de faire en sorte que la rencontre soit possible entre tous les théâtres et tous les publics, pourvu que cette rencontre fut de qualité, persuadée que l’émotion du théâtre peut se communiquer à tout public même « populaire ».
Le projet que j’écris en 1988 et qui motivait la construction, avait pour objet de rassembler des projets de créations capables de réunir des équipes régionales et caribéennes, dont l’équipe que j’avais réunie en 1987 pour la création de Ton beau capitaine de Simone Schwarz Bart, est le premier exemple. (2) Au cœur du projet une pluridisciplinarité dont nous faisions le pari qu’elle aurait largement motivé la création et qu’elle aurait été « rentable » en termes d’économie culturelle.

Je mesurais bien l’importance grandissante du cinéma et de l’audiovisuel à travers la télévision. Le sentiment très fort de l’insuffisante représentation des « gens de ma famille » avait toujours troublé mes plaisirs cinématographiques. A treize ans j’appartenais aux deux ciné-clubs de la ville de Perpignan où mon père avait été nommé.

Je sais avoir partagé avec ma s􀀁ur et mes frères, cette quête pour trouver sur l’écran un personnage, qui soit « comme papa », ou qui nous ressemble à nous les petits métisses. Quand un personnage apparaissait, presque exclusivement dans le cinéma américain, noir de peau, nous observions son jeu, avec la plus grande attention, son interaction avec les autres personnages. A mon retour en Guadeloupe dans les années 70, je fus choquée que même les publicités représentent majoritairement des sujets qui ne nous ressemblaient pas.

Il me sembla alors tout à fait évident que ce lieu de la création artistique pour le spectacle vivant puisse, dans une sorte d’alternance saisonnière, se transformer en un vaste studio – plateau de tournage pour les séries télévisées et les longs métrages, rendant compte de « notre univers ».
Compte tenu de la petitesse du bassin de population, de notre réalité d’archipel, de la nécessité de disposer d’un public potentiellement suffisant pour atteindre la rentabilité du lieu en termes de fréquentation, des problématiques d’accessibilité du territoire au sein de l’archipel caraïbe et par rapport à l’Europe, le lieu devait être positionné de manière centrale dans l’archipel, non distant de l’aéroport, et à proximité du bassin principal de population (Pointe-à-Pitre, Gosier, Abymes, Baie-Mahault) à savoir au plus loin la ville de Capesterre Belle Eau. (3)

Les années suivant mon départ du CACG j’observais avec intérêt la scène théâtrale et la scène culturelle de mon pays. Bien que la crise identitaire des années 70 et 80 sembla en partie dépassée, la préoccupation identitaire continuait à s’illustrer dans le domaine de la création artistique. A ce titre la Scène Nationale de la Guadeloupe ne ménagea pas ses efforts pour illustrer cette aspiration, en particulier avec son Répertoire Créole. Il s’agissait de constituer, de manière toute volontariste, un répertoire créole pour le théâtre, en remaniant ou en adaptant des textes d’auteurs appartenant à des univers différents et écrivant en français, afin de rendre ces textes accessibles au spectateur « créole ».

Il me semble quant à moi que les questions du répertoire, l’usage des langues française et créole, doivent être abordées non pas d’un point de vue dogmatique, mais à la lumière de l’existence ou non d’artistes qui témoignent de leur création par l’usage de ces langues. Les traductions ou adaptations en langue créole doivent éviter le piège d’une vision folklorisante, certaines traductions-adaptations dérivant trop souvent vers l’apparence du conte, la comédie créole, la farce, comme si la langue créole ne pouvait pas devenir langue de création mais uniquement vecteur social. Le travail réalisé par Frankétienne et Syto Cavé en Haïti, basé sur la création d’une langue théâtrale créole, poétique et métaphorique, est là pour témoigner d’une autre direction, certes politiquement moins convenue.
Là réside sans doute une des racines de Textes En Paroles : le désir de faire émerger des textes pour le théâtre qui rendent compte de notre univers de manière totalement inspirée et non dictée ou instrumentalisée par la commande culturelle.

Une autre cause de la naissance de Textes En Paroles, fut plus pragmatique. Depuis la fin de mon expérience au CACG, j’avais été amenée, à l’occasion de plusieurs aventures artistiques, à mesurer la différence essentielle entre la situation d’une structure artistique institutionnelle, avec des budgets certes toujours insuffisants, mais connus et les initiatives des associations ou « compagnies théâtrales » qui restaient suspendues à des décisions incertaines, aussi bien quant au délai d’attribution, que des montants attribués. Il me sembla à cet égard que la DRAC devait jouer un rôle d’exemplarité en la matière. C’est en 2000 que j’écris un « plaidoyer pour une nouvelle DRAC » que je transmets au Ministère, document critique proposant une manière différente d’instruire les dossiers de demande de subvention, avec des exigences de transparence et de célérité, ainsi que la mise en place d’un « comité de suivi », nommé « comité d’experts », ayant pour mission de discuter avec la DRAC des projets artistiques, de porter un regard critique sur le contenu et la forme de ces projets, la DRAC conservant bien entendu les décisions tant budgétaires qu’opérationnelles.
Ce « comité d’experts » dont j’apprends par Laurent Ghilini, Drac en 2002, qu’il existe dans d’autres départements depuis longtemps et qu’il est de la prérogative des DRAC ou des préfets de l’initialiser ou non.
C’est à ce moment de réflexion devenue commune, que je suis invitée, grâce à Gerty Dambury, en résidence d’écriture à La Chartreuse de Villeneuve lez Avignon, au sein d’un groupe d’auteurs « ultra marins ».
La fin de la résidence donne lieu à la lecture de nos textes en rencontre avec un public venu en nombre et à l’écoute particulièrement aiguisée. Cinq écritures théâtrales sont lues pendant 6 heures de présence assidue.
C’est là que naît le projet de Textes En Paroles. Nous discutons du projet. Je sens qu’il y a là une chose importante à faire, mais la méthode n’est pas encore très claire : il semble nécessaire de faire émerger l’écriture dramatique contemporaine en Guadeloupe et dans la Caraïbe et de promouvoir les textes, les auteurs, par des lectures publiques, avec l’espoir que naissent des projets de création, de production de coproduction à l’occasion de cette rencontre entre les textes et le public, des professionnels et des artistes…

Le Comité d’Experts pour le Théâtre ayant été institué par la DRAC, cette rencontre pourrait avoir lieu chaque année, servir de scène aux projets, et se situer en ouverture du festival de théâtre des Abymes.
Le projet est encore vague. Il nous faut inventer un nouveau concept. Les textes ne seraient pas lus dans leur intégralité. La manifestation rechercherait la présence de tous les intérêts de diffusion et de coproduction dans la Caraïbe et principalement dans les départements français d’Amérique.

Des discussions ont lieu sur les lectures elles-mêmes. Il est question de « vrais textes nus », sans décor, ni costume, ni éclairage, avec la lecture systématique des didascalies. Le comédien lecteur, ou l’auteur lecteur lorsqu’il le désire, peut aller de l’engagement dramatique au maintien d’une distance non émotionnelle. Certaines lectures peuvent susciter des interprétations plus engagées qui font affleurer le projet de spectacle futur. Aujourd’hui Textes En Paroles, association de loi 1901, est subventionné par le Conseil Général, et le Conseil Régional. C’est là un pas considérable de la part des élus qui reconnaissent au théâtre en général et aux textes écrits pour le théâtre, qu’ils appartiennent à part entière à la culture et demain au patrimoine.

Textes En Paroles, c’est un comité de lecture international composé d’universitaires, d’auteurs, et de critiques de la Guadeloupe, de la Martinique, d’Haïti, de Guyane et de France, animé par une présidente dont la première fut Diane Pavlovic et dont la seconde est Catherine Dana.
Les appels à écriture sont lancés chaque année et une vingtaine de textes sont soumis sous anonymat au comité de lecture avec l’obligation de remplir des fiches de lecture très renseignées. Après une première sélection, la dizaine de textes restants fait l’objet d’échanges et de débats entre les membres du comité de lecture jusqu’à la sélection finale avec cinq à six textes sélectionnés. Les fiches de lecture sont transmises à l’auteur sélectionné ou non et servent de base à une critique constructive de son travail.

Textes En Paroles, c’est aussi depuis ce mois de mai 2008, un Centre de Ressources Théâtrales caribéen auquel l’association collabore en partenariat avec la Médiathèque Caraïbe Bettino Lara et un site internet où le répertoire théâtral de la Guadeloupe, de la Martinique et de la Guyane est recensé.
Depuis la disparition de Noël Jovignot, il y a trois années maintenant, premier directeur artistique de Textes En Paroles, l’association s’est engagée dans la production théâtrale des textes sélectionnés. La première production fut Ida de Baka Roklo en 2007, créée à l’Artchipel Scène Nationale de la Guadeloupe et représentée plus de vingt fois au Tarmac de la Villette. En 2008, c’est la création de L’enfant de Marie Thérèse Picard créé au Centre Sonis des Abymes et qui prépare sa tournée en Guyane et dans la Caraïbe.

Avec son projet « Ecritures d’Îles » qui renoue avec la tentative de ses débuts visant à promouvoir et animer les rencontres autour des textes en Martinique, Guyane et Haïti, Textes En Paroles affirme sa volonté de faire se rencontrer les textes, les artistes et les publics et de faire vivre la création théâtrale dans notre Monde et dans Le Monde.

 

1. Le Centre Universitaire de Formation Et de Recherche Dramatique fut fondé par Jack et Monique Lang dans leur propre maison à Nancy dans les années 1970. Les artistes de ma promotion furent recrutés sur audition. Mon professeur fut Michèle Kokosowski qui dirigeait sa formation selon les méthodes de Grotowski. Mes camarades de stage étaient français, tchécoslovaques, suédois, brésiliens, espagnols. Jack Lang dirigeait aussi le Festival de Théâtre de Nancy qui invitait des artistes « non gouvernementaux » des pays de l’Est.

2. La rencontre avec l’œuvre de Simone Schwarz Bart me poussa à la solliciter pour l’écriture d’une pièce : ce fut Ton Beau Capitaine, produit par le CACG, dans une mise en scène de Syto Cavé, avec Max Kenol et Myrianm Mathéus. La pièce fut jouée quatre fois en Guadeloupe, deux fois en Martinique, vingt fois au théâtre National de Chaillot, et plus de vingt fois en tournée en France, au Maroc, à Londres et en Haïti. Cette pièce a fait l’objet de traductions et de créations multiples depuis lors.

3. Malgré les audits techniques menés par le Ministère de la Culture, recommandant que ce lieu soit construit « au centre » de l’archipel, les exigences politiques conduisirent à un choix différent. La structure fut implantée à Basse-Terre, en plein centre ville, loin des bassins de population, au regard d’un « rééquilibrage » par rapport au Centre des Arts et de la Culture de Pointe-à-Pitre. Seuls l’ouverture du fond de scène de la grande salle communiquant avec une scène de même dimension dans une petite salle destinée initialement aux créations, et l’existence de deux ou trois studios destinés aux artistes en création, témoignent du projet initial. Mon successeur à la direction du CACG opta pour un projet basé sur la musique. Le CACG se saborda quelques années plus tard pour pouvoir recomposer une équipe qui ne soit pas « plombée » par les histoires passées. La scène nationale de la Guadeloupe fut alors fondée et hérita du lieu, grâce au combat de son premier directeur, Claire-Nita Lafleur, devenue chargée de mission de la DRAC et qui, membre initial de l’équipe du CACG, fut sous ma direction chargée de l’action culturelle en milieu scolaire. Le projet de construction fut enfin abouti, le lieu pour le CACG devenait le lieu de l’ARTCHIPEL, qui obtenait dès sa création, le label de SCENE NATIONALE DE LA GUADELOUPE.

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